Entretien avec Julie Bertin et Jade Herbulot

    De quelle histoire avec le TGP cette association est-elle le fruit ?
    Jade Herbulot : Notre histoire de compagnie a commencé au TGP, en janvier 2015. Notre tout premier spectacle s’est créé dans la grande salle, pour la première saison de Jean Bellorini qui avait repéré notre travail de troisième année au Conservatoire. C’était Berliner Mauer : Vestiges, sur l’histoire du mur de Berlin. C’est donc un retour aux sources qui nous renvoie au souvenir ému de ces années un peu folles, dans l’enthousiasme de la sortie d’école et de la constitution d’une équipe : la plupart des interprètes qui travaillaient avec nous à ce moment-là travaillent encore avec nous aujourd’hui. Puis il y a eu Pour un prélude dans le cadre de la belle scène saint-denis au Festival d’Avignon, dans un lieu en plein air programmé par le TGP. Cette deuxième création abordait la question du passage d’un siècle à l’autre par le truchement du bug de l’an 2000.
    Julie Bertin : Nous avons ensuite continué à venir au TGP en tant que spectatrices. Quand Julie Deliquet est arrivée à la direction du TGP, en plein Covid, nous avons recommencé à tisser des liens avec la maison. Nous avons avec elle une sorte de rapport de filiation parce que comme elle, et une partie de sa troupe, nous avons suivi la formation de l’école du Studio Théâtre d’Asnières.
    J.H. : Nous avons suivi les débuts du Collectif In Vitro. Nous avons grandi en tant que public et en tant que praticiennes avec ce collectif et d’autres, comme D’ores et déjà de Sylvain Creuzevault ou le collectif F71. Notre geste artistique s’est construit avec ces grands frères et grandes sœurs de théâtre qui sont arrivés après des metteurs en scène-auteurs comme Matthias Langhoff, Claude Régy ou Alain Françon. Ces collectifs questionnaient la » « place en surplomb du metteur en scène. Nous avons été assez sensibles et poreuses à ces expériences-là, qui mettaient beaucoup de monde sur de grands plateaux, en remobilisant la notion d’acteur-créateur et d’horizontalité dans le travail.
    J.B. : Nous nous étions donc croisées de diverses façons et une fois nommée, Julie Deliquet nous a tout de suite proposé d’échanger. Nous venions de créer Douce France, qui interrogeait la manière dont le roman national s’écrit et était destiné aux salles de classe. Comme les théâtres étaient fermés mais qu’on pouvait jouer dans les écoles, Julie Deliquet a trouvé là un moyen de nous impliquer dans l’activité du théâtre et nous a proposé d’organiser une tournée sur le territoire. Nous sommes donc revenues en Seine-Saint-Denis et au TGP avec ce spectacle qui permettait des discussions passionnantes avec les jeunes spectateurs. Après quoi, le TGP est resté très à l’écoute de nos projets et a donc accueilli le quatrième opus du Birgit Kabarett, en février 2023. Nous avions aussi été sollicitées pour mener un atelier durant toute une saison, avec trois classes de Saint- Denis : une classe de maternelle, une classe de CM1-CM2 et une classe de 6e, avec l’idée de faire un spectacle avec les élèves en juin 2022, dans la grande salle, à partir de nos objets de recherche, à savoir l’histoire et la politique. Le projet, intitulé Douces Frances, était dans la lignée de ce qu’on était en train de travailler en salles de classe. J’ai écrit à partir des improvisations des élèves et on leur a fait créer des chansons. En parallèle du cabaret, le TGP a accueilli Libre arbitre, un spectacle que j’ai porté en dehors du Birgit Ensemble comme co-autrice et metteuse en scène. Il s’agit donc d’un vrai accompagnement.
    J.H. : En juin 2023, nous avons mis en scène J’ai perdu ma langue !, en collaboration avec Leïla Anis : un spectacle écrit sur mesure pour seize interprètes, essentiellement des femmes, issus de six familles de la Seine-Saint-Denis, sur la thématique de la multitude des langues parlées sur le territoire et la question de leur transmission d’une génération à l’autre. Il y avait toute une partie documentaire, avec des images tournées dans les familles. Avec quinze personnes sur scène, de Moussa, 5 ans, à Maguy, 70 ans, c’était assez fou et très joyeux. Et enfin, le TGP a accueilli Les Suppliques en décembre 2023.

    Fortes de toutes ces expériences, quelle est votre perception de ce territoire ?
    J.B. : C’est le territoire sur lequel on a le plus travaillé, on a donc eu le temps de rencontrer les gens, de les connaître. J’ai l’impression que des plus jeunes enfants aux adultes, les habitants sont très attachés à leur ville et au théâtre. Les femmes qui ont participé à J’ai perdu ma langue ! avaient envie d’être dans ce bâtiment, de faire partie du projet. Et pourtant c’était vertigineux. Depuis de nombreuses années, le TGP travaille à cette ouverture sur la ville. L’équipe de Julie Deliquet poursuit cette action pour rendre le lieu accessible et son activité lisible.
    J.H. : La ville de Saint-Denis est tellement pleine de contrastes qu’on a l’impression que les expériences de vie y sont moins étroites qu’ailleurs, dans des territoires plus fortunés ou plus bourgeois. Je ne voudrais pas être caricaturale mais la mixité sociale me semble rendre les gens plus ouverts. Il existe ici un tel
    brassage que les personnes sont constamment confrontées à l’altérité.

    Votre association officielle avec le TGP débutera en juin 2024. Que va-t-elle induire de nouveau ?
    J.B. : C’est réconfortant de pouvoir imaginer que nos liens avec le théâtre et son équipe vont se tisser encore plus étroitement. En ce sens, j’imagine davantage cette association comme la poursuite d’un échange. Concrètement, le TGP accueillera nos prochaines créations. C’est évidemment un soutien important, par ses apports en coproduction. C’est aussi la consolidation d’un accompagnement qui passe par la présence et le conseil de toute une équipe. On a à peine dix ans d’écart, mais Julie Deliquet a une expérience plus longue que la nôtre, elle est passée en compagnie, et depuis qu’elle est directrice d’un CDN, elle n’a » « pas oublié les difficultés qu’on peut rencontrer. On sait que dès qu’on est confrontées à un dilemme ou à des questions, on peut l’appeler. Avoir cette écoute est très précieux car c’est quand même un métier où on est seul. On a finalement peu l’occasion d’échanger avec d’autres metteurs en scène, mis à part des amis. C’est aussi ça, l’association, au-delà des coproductions, de la mise à disposition de salles et de l’accueil des spectacles : savoir que quelqu’un est là pour aider, orienter, et ce sans rien imposer.
    J.H. : L’association change aussi le rapport au temps pour une compagnie. Dans un contexte de restriction budgétaire, on a de moins en moins le droit à l’erreur. Il faudrait être dans une courbe exponentielle et cette injonction à réussir tous les spectacles constitue une pression extrêmement dure à vivre. Évidemment, personne n’a envie de rater un spectacle mais la confiance que nous accorde le TGP sur plusieurs années permet de respirer, de mieux réfléchir à notre désir de création et d’être en lien régulier avec un territoire. Cette temporalité au long cours ouvre un champ d’expérimentation différent et fertile.


    Propos recueillis par Olivia Burton, février 2024

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