Entretien avec Elsa Granat

    Quelle est votre histoire avec le TGP ?
    Elsa Granat : Le lien au TGP s’est vraiment noué au moment de la nomination de Julie Deliquet à la direction du centre dramatique national.
    Elle cherchait à travailler à la fois sur le soin et sur le développement des artistes femmes, metteuses en scène. Or je relève un peu des deux catégories. Je suis autrice, actrice et metteuse en scène de la compagnie Tout Un Ciel. Et tous mes spectacles tournent autour du soin, pas seulement au sens médical du terme mais au sens politique du care, c’est-à-dire de l’attention que l’on peut se porter les uns aux autres, de celle qu’on doit accorder aux besoins de chacun.
    J’avais croisé Julie Deliquet à l’époque où j’étais actrice puis elle a suivi de loin l’avancée de mon travail de metteuse en scène et la formation de Tout Un Ciel en 2015. Nous nous sommes finalement rencontrées, dans un rapport simple, d’une grande clarté. Cela m’a donné des ailes. Julie Deliquet et Isabelle Melmoux m’ont fait une confiance énorme en soutenant la création de King Lear Syndrome ou les Mal élevés.

    Quel est votre lien avec le territoire ?
    E.G. : Il se trouve que je travaille sur un théâtre qui intègre à chaque fois des amateurs. Chez l’acteur professionnel, la catharsis se fait par la narration et le savoir-faire. Alors que lorsque le spectateur est confronté à la présence d’acteurs amateurs, il est percuté tout à coup par des choses qui lui rappellent sa vie la plus » « simple et sa plus grande fragilité. C’est plus inconscient. J’aime leurs prises de risque que je trouve inspirantes.
    Donc le lien au territoire est essentiel pour moi, non pas dans l’idée de faire un spectacle situé, où tout doit partir du territoire et où les gens en donneraient leur vision. J’apporte déjà un territoire imaginaire très massif et j’essaie de relier les gens à une dimension plus vaste d’eux-mêmes à travers le rapport aux textes. J’aime leur proposer de déployer leur créativité et de repousser leurs limites. Dans King Lear Syndrome ou les Mal élevés, le groupe d’amateurs seniors de Saint-Denis ne pensait pas être capable de faire ce à quoi ils sont parvenus parce qu’ils n’avaient jamais joué. Or pour moi, le théâtre sert aussi à réaliser des choses inédites.
    Dans Les Grands Sensibles, ma prochaine création, il y aura des enfants sur scène. On va travailler avec le conservatoire municipal, et avec d’autres amateurs âgés encore plus nombreux. Seul le théâtre permet ce type de collectif. Quand on rencontre quelqu’un sur un plateau de théâtre, on le connaît dans une
    intimité folle, sans nécessairement savoir d’où il vient. Partager la scène est une façon d’être en prise avec l’humanité de façon foudroyante. Ce type d’expérience crée des liens pour la vie. C’est avec cette idée de tendresse que je veux aller dans Saint-Denis.
    Venant de Marseille et vivant à Montreuil, je connais bien la stigmatisation des quartiers. Donc je n’ai pas envie d’attaquer le travail par des questions sur le 93, mais plutôt par la force vitale qui est en chacune des personnes rencontrées. On va utiliser le théâtre pour dépasser les images toutes faites. Au tout départ du projet de King Lear Syndrome ou les Mal élevés, je voulais que les résidents sortent des EHPAD pour jouer sur scène, afin que les spectateurs voient des gens qu’ils ne regardent plus. Mais c’était impossible pour des questions logistiques et de personnel au sein des établissements. Donc on a choisi des seniors autonomes mais qui sont quand même assez isolés. Et on les a replongés dans la vie active : on comptait sur eux, il fallait qu’ils soient à l’heure, concentrés, etc. Ces exigences et le fait d’être à nouveau attendus quelque part les ont transformés.

    Que recouvre cette association avec le TGP et quelles sont vos envies dans ce cadre ?
    E.G. : Le TGP va soutenir les productions. C’est une chance énorme. Au-delà de la question financière, on s’entend vraiment très bien avec l’intégralité de l’équipe. L’ADN de ma compagnie, c’est de partir de problèmes du réel pour les sublimer sur scène. Le TGP sait que nous allons aller sur le territoire par nécessité et envie et cela lui correspond bien.
    On va donc continuer sur la question du soin, en ayant plus de temps. À présent, j’ai très envie de m’intéresser aux adolescents. C’est pourquoi on va commencer avec Les Grands Sensibles, d’après Roméo et Juliette. La pièce de Shakespeare est un chef-d’œuvre, soit. Qui raconte quand même un rapport entre générations complètement raté et la responsabilité de parents dans la mort de deux enfants. Il faut faire attention aux histoires que l’on raconte. C’est ce questionnement que j’ai envie de creuser pendant cette association. Comment conçoit-on nos fictions ? Nous devons réfléchir sur nos imaginaires qui sentent parfois un peu le rance. Il faut arriver à raconter des fables qui nous sortent de l’ornière.
    Je vais travailler avec des jeunes en lycée professionnel, qui sont envoyés très tôt au travail, notamment les jeunes filles dans les filières des services à la personne, confrontées dans les EHPAD à des tâches qu’elles ne devraient pas faire, du fait de l’incurie des adultes qui sont en poste. Je voudrais écrire avec elles des partitions qui mettraient en jeu toutes les contradictions des situations qu’elles affrontent, en invitant dans le texte les patrons, les profs, les résidents, pour penser ensemble ce qu’elles vivent. On pourrait ensuite donner ces textes à d’autres jeunes filles qui sont dans la même situation à Melun, à Limoges, etc.

    Quelle est votre perception du territoire ?
    E.G. : Ce que je trouve assez fascinant dans ce territoire, c’est qu’il est extrêmement chargé d’histoire, depuis cette basilique de Saint-Denis, cette affaire de rois, jusqu’à ce stade incroyable. C’est un peu comme le 18e arrondissement à Paris, ou Marseille : des lieux avec de fortes identités et une forme de fierté. J’aime la grande variété des gens qui habitent ici, la diversité de langues, d’énergies, de présences et la simplicité des rapports humains qu’on y trouve. On rencontre beaucoup de passionnés. Il y a aussi une université, avec des personnes qui aspirent à quelque chose, à se construire. C’est un territoire qui ne peut laisser indifférent. On sent une émulation, beaucoup de mouvement. C’est très dynamique. On perçoit vraiment ce Grand Paris qui est en train de se faire, même si on est encore loin du compte et que le RER reste un grand sujet de conversation !


    Propos recueillis par Olivia Burton, mars 2024

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