ENTRETIEN AVEC JULIE DELIQUET

    Comment avez-vous conçu la programmation de la saison 2025-2026 ?
    J’ouvre la saison avec La guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Alexievitch. Cette création constitue forcément une première pierre de la programmation. Le bâtiment se construit ensuite progressivement, sans être un entrelacement prémédité des projets les uns avec les autres. Ce qui compte pour moi, c’est la rencontre avec les artistes, mais aussi celle entre les œuvres, par leurs différences et leur complémentarité.
    Pour écrire La guerre n’a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch a fait sept ans d’enquête afin de récolter une parole qui s’était tue pendant quarante ans : celle des jeunes femmes qui ont pris les armes pendant la Seconde Guerre mondiale en ex-URSS. Dans la saison, un fil rouge s’est dégagé autour du lien entre documentaire et fiction, avec des esthétiques théâtrales fortes. À propos du rapport à la source documentaire, je repense à ces mots éclairants de Charlotte Delbo : « Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que ce que j’écris soit vrai. Je suis sûre que c’est véridique. » Ainsi, la saison essaie d’être au plus près de la vérité humaine des témoignages : nous ne sommes pas dans l’art de la reconstitution, mais dans celui de la représentation.
    Beaucoup de projets sont des voyages tournés vers des problématiques internationales, historiques et collectives. Il est beaucoup question de conflits, qui provoquent tout d’un coup un acte de courage à travers une prise de parole : des actes de résistance portés par des anonymes qui ne sont pas entrés dans les livres d’Histoire.
    Il sera aussi question de territoires géographiques : qu’il s’agisse d’un pays, d’un quartier, ou d’une géographie des corps. Les spectacles scrutent le déplacement, hors de l’endroit où l’on était assignés par notre genre, notre couleur de peau ou notre patrie, souvent à la faveur d’une rencontre décisive.

    Ce besoin d’Histoire est-il lié à la période troublée que nous traversons ?
    Oui, aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de sortir de nos frontières et de l’immédiateté. On ne peut pas rester enfermés par ce qu’on entend à la radio, ou ce qu’on lit sur nos écrans. Le théâtre n’a pas pour fonction de donner des leçons ou des réponses. Mais en plaçant des humains face à d’autres humains, il permet de se poser des questions ensemble, d’en rire, d’en pleurer même, d’être choqués, etc.
    En somme, de sortir plus nourris des autres, et de nos différences, dans nos perceptions. Je ne veux pas éviter la question didactique, au sens noble du terme, qui consiste à amener les gens à analyser un sujet dans sa complexité via la fiction, des personnages et des émotions. En cela, je pense beaucoup aux jeunes gens dans la salle qui sont en cours toute la journée. Le théâtre peut leur offrir une autre façon d’appréhender certains sujets. D’ailleurs, la saison jeune public est tout aussi politique que les spectacles tout public.
    Le rapport à l’Histoire est celui du rapport à la mémoire. Charlotte Delbo disait aussi : « Depuis Auschwitz, j’avais peur de perdre la mémoire. Perdre la mémoire, c’est se perdre soi-même, c’est n’être plus soi. » On sait bien que les régimes fascisants instrumentalisent la mémoire. Plus largement, voler la mémoire des uns et des autres, réécrire ou effacer l’Histoire, reste un grand sujet.

    Comment Feydeau s’inscrit-il dans cette saison ?
    L’humour est l’autre fil rouge de cette programmation. Les formes présentées, malgré le sérieux des sujets, ne sont pas graves. La saison donne toute sa place au rire, voire à la comédie. Nous verrons donc comment Feydeau, mis en scène par une femme après #MeToo, permet de se réapproprier ces histoires de maris et d’amants dans le placard et de rire d’un harceleur de rue. J’ai voulu une saison axée sur la vitalité. Le rire est une arme de l’intelligence. Parce qu’il s’entend, il permet aux gens présents dans la salle comme aux interprètes de se sentir faire partie d’une assemblée. Le théâtre doit pouvoir nous faire du bien. Ce bouillon d’humanité peut nous aider à sortir d’une forme de solitude pétrifiée face à ce qui arrive. Le théâtre est tout sauf un art pétrifié.

    Quelle est la place des femmes dans la programmation ?
    Cela non plus n’a pas été prémédité. Le fait d’avoir programmé jusqu’ici 80% des spectacles mis en scène par des femmes n’a jamais été volontaire. Ce qui l’a été, c’est d’avoir des artistes associées femmes et de leur donner des moyens de production et l’accès aux grands formats. En revanche, le choix des spectacles n’a jamais été lié à la question du genre. Il s’est fait en fonction d’affinités artistiques et ce ratio, je ne l’ai constaté qu’après coup. La vitalité des artistes femmes est indéniable aujourd’hui. La discrimination positive s’est donc faite toute seule. J’ai soutenu les artistes femmes dans ce qu’elles avaient envie de dire, avec toutes les libertés possibles et imaginables. Sans aucune injonction sur les sujets.

    Un mot sur le projet des lycéens ambassadeurs ?
    Ce projet est né autour de Welfare. Un groupe d’élèves a suivi cette création et nous a accompagnés au Festival d’Avignon. Après quoi, avec le soutien de l’équipe des relations avec le public, les élèves ont préparé en Seine-Saint- Denis et à Paris d’autres élèves du même âge à venir voir le spectacle lors de sa reprise au TGP. Ces jeunes gens ont pris l’expérience très à cœur : Welfare est devenu leur spectacle. Cela appuie l’idée qu’un théâtre appartient aux habitants et aux habitantes.
    L’expérience s’est répétée avec Les Grands Sensibles d’Elsa Granat et se poursuit avec La guerre n’a pas un visage de femme : les élèves de spécialité théâtre du lycée Paul Éluard de Saint- Denis vont partir avec nous à Montpellier pour le Printemps des comédiens et ils vont assister à des répétitions. Le texte parle d’une jeunesse qui a pris les armes à l’âge de 15, 16 ou 17 ans. Les élèves ont la Seconde Guerre mondiale au programme. Quelle image en ont-ils ? Quel rapport ont-ils à l’engagement, quel qu’il soit ? Comment perçoivent-ils la menace d’un conflit ? Comment voient-ils l’avenir ? L’engagement et l’utopie sont de grandes questions posées par l’œuvre de Svetlana Alexievitch qui démarre son enquête à l’âge de 20 ans. Le spectacle s’adresse donc à la jeunesse.
    Ce projet ne fait-il pas finalement partie de l’ADN d’un théâtre de service public ? Bien sûr. Un centre dramatique national (CDN) est un service public, au même titre que l’école, l’hôpital, la justice ou les services sociaux. Les CDN sont les héritiers de la reconstruction d’un modèle de société dans l’après-guerre, où l’accès à la culture est un droit fondamental, et non pas un luxe, qu’on soit fille ou garçon, d’ici ou d’ailleurs, riche ou pauvre, vieux ou jeune. Aujourd’hui, « liberté, égalité, fraternité » nous mène à la question de la solidarité. C’est cette idée qui me porte. Nos différences sont une chance et une richesse.
    Il est faux d’affirmer que ces maisons sont élitistes et repliées sur elles- mêmes. Les chiffres en attestent. On ne pourrait pas être dans l’entre-soi avec des théâtres aussi pleins. Par ailleurs, le secteur s’est beaucoup féminisé, notamment aux postes de direction. A-t-on envie de revenir en arrière ? Tous nos lieux agissent en même temps que la transformation sociétale en cours, dans ce qu’elle a de bon. Ils travaillent à lutter contre toute forme de discrimination.
    Nous n’avons pas de recette toute faite pour être les plus inclusifs possibles mais nous œuvrons pour que les gens puissent accéder à la rencontre avec les spectacles, qu’ils ne pensent pas que ce n’est pas fait pour eux. Pour ma part, j’ai rencontré l’art à l’école, grâce à une section cinéma proposée dans mon collège de ZEP* : ça m’a ouverte sur le monde. Je mesure la chance que j’ai eue : l’Éducation nationale m’a permis cette découverte qui m’a changée à vie.
    *Zone d’éducation prioritaire
    Propos recueillis par Olivia Burton, avril 2025

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